Gerald Bronner est sociologue, et professeur à Paris-Diderot. Membre de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie des technologies et de l’Institut de France, il a accepté de répondre à nos questions.
- Tout d’abord, vous qui êtes sociologue, qu’observez-vous sur la période que nous sommes actuellement en train de traverser ?
Je suppose que vous parlez de la période de la pandémie. J'observe des réactions classiques, presque anthropologiques à l'épidémie : des comportements de panique alimentaires, le surgissement de théorie du complot, la recherche d'ores et déjà de coupable. J'observe encore qu'il y a un certain opportunisme idéologique à vouloir donner une interprétation, un récit à cette grave crise, c'est en quelque sorte une façon de se l'approprier. L'idée même que rien ne sera plus jamais comme avant est une curieuse naïveté mais elle exprime un désir qui contamine le croire. Pour le reste, les dommages collatéraux de cette crise (augmentation des violences conjugales, baisse de la mortalité routière, de la pollution etc.) donneront au sociologues et économistes de la matière à interpréter pour des années !
- La Fondation Jean Jaurès montrait en début de semaine, que 26% des Français pensent que le Covid-19 a été développé dans un laboratoire. Qu’est-ce que cela dit de l’état actuel de notre société ?
Là encore c'est un grand classique de la théorie du complot. Il n'y a guère eu d'épidémie dans l'histoire des Hommes sans que naissent en même temps des théories du complot. Celles-ci offrent de donner un sens à un événement désagréable et qui a priori en est dépourvu. Cependant la forme particulière que prend cette théorie du complot ci montre l'adoration naïve que nos contemporains peuvent avoir pour la nature (elle serait bienfaisante etc.). Il est donc impensable que ce virus soit tout simplement naturel (ce qui est le cas en fait), il doit donc être artificiel. Cette théorie du complot révèle donc une figure du mal contemporain : les laboratoires pharmaceutiques, la recherche en général et au-delà toute action de l'homme sur la nature.
- Vous publiiez l’année dernière, un ouvrage s’intitulant Déchéance de Rationalité dans lequel vous livriez votre constat sur notre époque. Quels sont les signes, aujourd’hui, de cette « déchéance de rationalité » ?
La déchéance de rationalité est tout simplement une baisse de notre vigilance. Les conditions du marché de l'information largement dérégulé favorisent la crédulité parce qu'elles favorisent cette baisse de la vigilance. En effet, nous avons tendance à aller chercher des informations qui vont de le sens de nos croyances préalables, les fausses informations se diffusent plus vite que les vraies etc
- Quel livre emprunteriez-vous pour sauver l’Humanité ? Pourquoi ?
Je ne sais pas si l'on pourrait sauver l'humanité de cette façon mais si tout le monde pouvait lire Système 1 - Système 2 de Daniel Kahneman cela assurerait sans doute une meilleure connaissance à tous du fonctionnement de notre cerveau. Cela me paraît l'une des meilleures antidote aux épidémies de crédulité.
Avez-vous un mot à dire au sujet de la littérature actuelle ? Comment la définiriez-vous ?
Sans compétence particulière j'ai beaucoup aimé la littérature (au point d'en lire presque plus que de la sociologie à certains moments de ma vie). Mais je suis souvent tombé sur des bouquins que j'ai trouvés décevants. Ce n'est peut-être qu'un hasard mais les romans sur lesquels je suis tombés, des romans français, m'ont paru démissionner devant le défi de raconter une histoire, de nous narrer quelque chose. J'ai souvent eu l'impression que les personnages étaient vides et les histoires presque autant. Je ne dirais pas cela de la littérature américaine que j'aime beaucoup. Il y a une foule d'exceptions à ce que je viens d'écrire bien entendu. En ce moment, j'ai retrouvé goût à la littérature. C'est assez récent. J'ai par exemple beaucoup aimé le Trajectoire de Richard Russo
- Nos lecteurs, sont pour la majeure partie, lycéens ou étudiants. Avez-vous un mot à dire concernant l’enseignement des sciences sociales, que ce soit au lycée ou bien dans le supérieur ?
J'espère qu'ils prendront plaisir à cette initiation. Ces disciplines sont fondamentales pour comprendre le monde. J'espère que leurs professeurs sauront leur montrer la diversité des approches de ces disciplines et pas seulement une approche qui cherche à tout politiser au détriment d'une approche scientifique et dépassionnée des phénomènes.
- Vous avez effectué de nombreuses études au sujet des croyances et leurs modalités de fonctionnement. Quels seraient aujourd’hui les enjeux d’une croyance commune ?
La vie sociale a besoin de croyances, de représentations du monde : c'est un élément fondamental de la cohésion. Le mieux que je puisse espérer c'est que ces représentations communes soient raisonnables et ne nous condamnent pas à plus ou moins long terme à nous entredéchirer comme cela a souvent été le cas dans l'histoire. Qu'il y ait des croyances commune donc oui, mais il ne faut pas qu'elles représentent une forme d'aliénation mortifère
- Qu’entendez-vous par le « précautionnisme » que vous évoquez dans L’inquiétant principe de précaution ? Est-il en passe de s’imposer, à l’heure où nous observons un retour au contrôle de masse et à la censure ?
Le précautionnisme est une expression excessive et idéologique du principe de précaution qui peut avoir des usages sages. Ce précautionnisme s'est largement imposé dans l'espace public. Il est tangible dans les alertes sanitaires et environnementales incessantes qui nous submergent. Le danger dans cela est que nous ne sommes plus assez attentifs aux vrais risques qui nous menace. Cela crée une sidération permanente et paralysante
- Quelles lectures nous recommanderiez-vous afin de mieux comprendre notre époque ?
Je recommanderais la lecture d'Alexis de Tocqueville : un auteur d'une autre époque justement mais certaines pages sont incroyables d"actualité
Propos recueillis par Nicolas Renaud